« De facto » de Thomas Van Den Driessche et « Black garden » d’Alvaro Deprit : Les républiques auto-proclamées non reconnues, saisies par la photographie comme par le droit ? – Une analyse d’Anne Lagerwall

Deux tanks, deux républiques dont l’indépendance a été proclamée suite à l’éclatement de l’U.R.S.S. sans jamais avoir été reconnue par les autres Etats. Deux photographes qui ont eu envie de rendre compte d’une réalité qui ne jouit « d’aucune reconnaissance internationale », pour reprendre les termes de la présentation du travail de Thomas Van Den Driessche à propos de la Transnistrie (http://www.thestoryinstitute.com/de-facto/, notre traduction) ou qui « n’apparaît pas sur les cartes », pour reprendre les termes de la présentation du travail d’Alvaro Deprit à propos du Haut-Karabakh (http://www.alvarodeprit.com/unnamed-3, notre traduction). Leur intérêt pour des situations qui existent effectivement à défaut d’exister formellement renvoie à celui des internationalistes se consacrant à l’étude de ces lieux de tension où viennent s’entrechoquer des considérations de légalité et d’effectivité. Les photographes et les juristes ne sont certes pas mus par les mêmes préoccupations. Leurs questionnements présentent toutefois ceci de commun qu’il s’agit, pour les uns et pour les autres, d’interroger la réalité et le fonctionnement d’un Etat qui n’existe qu’à ses propres yeux. C’est à partir de cette interrogation partagée qu’il semble possible de rapporter la manière dont ces photographies appréhendent la Transnistrie et le Haut-Karabakh à la façon dont le droit international les aborde. On verra que si l’illicéité de l’instauration et du maintien de ces républiques n’y est pas évoquée (I), les photographies alimentent un débat de nature juridique au sujet de ces entités créées illégalement en les mettant en scène comme une réalité lumineuse qui s’impose dorénavant, pour ce qui est de la Transnistrie, ou comme une réalité sombre qui semble encore instable mais dont on espère qu’elle se normalise dans l’intérêt de ses habitants, pour ce qui est du Haut-Karabakh (II).

I. L’illicéité de ces républiques laissée hors du cadre : des photographies qui marginalisent le droit international ?

Les deux photographes s’intéressent à la vie qui se développe dans ces républiques bien plus qu’au caractère illicite de leur instauration et de leur perpétuation. Ni les photographies ni les textes qui les accompagnent n’évoquent jamais le fait qu’elles ont été instaurées à la faveur d’une intervention militaire menée en violation de la Charte des Nations Unies et qu’elles se perpétuent grâce à une occupation militaire qui est tout aussi contraire au droit international. L’objet principal de Thomas Van Den Driessche, comme le suggère le titre de son travail « De facto », consiste à décrire une réalité, celle de la Transnisstrie, en-dehors de toute évaluation de son statut de jure.

La présence militaire russe qu’on estime à 2000 soldats y est rendue comme une part de cette réalité aujourd’hui intégrée au point qu’elle ne se remarque parfois presque plus, comme le laisse penser cette photographie d’un soldat russe patrouillant le long du fleuve Dniestr qu’on peine à distinguer tant il se fond dans le paysage naturel environnant.

Au contraire, la présence militaire russe est parfois très visible. Elle est alors montrée comme une réalité qu’on célèbre, à l’occasion de l’anniversaire de l’indépendance durant lequel on « honore des centaines de combattants morts en ‘défendant leur jeune Etat contre la volonté d’assimilation des nationalistes moldaves’, ainsi que le grand frère russe qui est venu à sa rescousse pour mettre un terme définitif aux combats en 1992 » comme le raconte le commentaire de la photographie d’un Tank T34 soviétique défilant dans la capitale Tiraspol (http://www.thestoryinstitute.com/de-facto/, notre traduction).

La Transnistrie apparaît au final dans le projet comme « un petit territoire situé principalement entre la rivière du Dniestr et la frontière occidentale de l’Ukraine (…) qui a acquis tous les attributs d’un Etat (monnaie, passeport, parlement, gouvernement, hymne, etc) sans avoir obtenu de reconnaissance internationale » (http://www.thestoryinstitute.com/de-facto/, notre traduction). On ne trouve pas davantage de référence au droit international dans le travail d’Alvaro Deprit qui affirme à propos du Haut-Karabakh que « cette république auto-proclamée est le résultat d’un conflit cruel – 20 à 30 mille victimes –  qui a commencé en 1988, lorsque la majorité arménienne de la population a commencé à revendiquer son indépendance à la République soviétique d’Azerbaidjan » (http://www.alvarodeprit.com/unnamed-3, notre traduction). Rien dans ce travail n’évoque le caractère illicite de la création de cette République et du soutien des forces arméniennes qui l’a rendue possible, une circonstance qui explique que l’obligation pour les forces armées arméniennes de se retirer du territoire sur lequel elles sont déployées a été régulièrement rappelée par le Conseil de sécurité (S/RES/822, S/RES/853, S/RES/874, S/RES/884), l’Assemblée générale (A/RES/62/243) ou encore, de manière plus implicite, le Parlement européen (2009/22165(INI), 20 mai 2010). La manière dont les activités armées ou les soldats sont représentés dans les photographies d’Alvaro Deprit est symptomatique de cette volonté d’en rendre compte sans les évaluer d’un point de vue juridique.

Cette photographie sobrement intitulée « Tank with soldiers » n’évoque pas l’identité des soldats. Ils sont probablement arméniens comme 95% de la population du Haut-Karabakh et font sans doute partie des 20000 soldats déployés dans la région composés pour moitié de soldats venus d’Arménie et pour moitié d’hommes arméniens venus d’autres parties de l’Azerbaïdjan.

On ne note pas dans ces photographies de réelle rupture entre la population et ce qu’on désignerait en droit international comme les forces d’occupation. L’impression qui s’en dégage est plutôt celle d’une confusion et, partant, d’une forme de normalisation de la présence et de l’activité des soldats dont on ne sait précisément qui ils sont mais dont il apparaît qu’ils se mêlent à la vie quotidienne de la région ainsi qu’à sa population et qu’ils sont même sans doute pour certains d’entre eux issus de cette population. Les images ne montrent pas réellement d’opposition ou de tension au sujet de cette situation militaire dont on sait pourtant qu’elles existent comme en atteste l’affaire de ces soldats arméniens déployés en Transnistrie qui déclaraient avoir été violentés par leur hiérarchie (C.E.D.H., Zalyan c. Arménie, 17 mars 2016).

Sans surinvestir l’absence de toute référence au droit international dans les projets « De Facto » et « Black Garden », on peut se demander toutefois s’ils ne contribuent pas dans une certaine mesure à marginaliser le droit international qui n’apparaît jamais comme un système de références pertinent, contrairement par exemple aux structures des relations internationales qui sont, quant à elles, fréquemment mobilisées par les photographes dans leurs commentaires. En ce sens, les photographies ne renforcent-elles pas, en quelque sorte, l’opinion selon laquelle l’Etat constitue avant tout une question de fait et de rapports de force, largement imperméable aux considérations d’ordre juridique ?

II. La normalisation constatée ou souhaitée du fait accompli : des photographies défendant l’indépendance pour tous ?

Comme juriste internationaliste, on s’imagine parfois les républiques auto-proclamées et non reconnues comme des no man’s land dont le fonctionnement apparaît anormal. Leur réalité parvient fréquemment aux juristes à travers les décisions des cours et des tribunaux internationaux saisis des violations du droit international qui s’y commettent. La « République moldave de Transnistrie » évoque les arrestations arbitraires et les procès expéditifs de l’affaire Ilascu ou les interventions policières musclées dans les écoles qui refusent de se plier à l’obligation d’adopter l’alphabet cyrillique évoquées dans l’affaire Catan, toutes deux traitées par la Cour européenne des droits de l’homme. C’est précisément cette représentation d’un territoire en crise qui est remise en question par les photographies du projet « De facto » donnant à voir la vie quotidienne des habitants de la Transnistrie, une vie quotidienne qui n’a rien d’exceptionnel si on met à part les uniformes et les soldats qu’on y retrouve fréquemment sans toutefois que les uns et les autres ne présentent quoi que ce soit d’inquiétant.

Loin de rendre compte de la violence et de la brutalité, c’est une réalité lumineuse qui transparaît de ces photographies. Les couleurs y sont claires et joyeuses. Les portraits racontent généralement une vie stable dans un contexte apaisé.

Le projet « De facto » ne fait pas pour autant l’impasse sur les difficultés que rencontrent les habitants de la Transnistrie. On prend connaissance des difficultés d’Alexei (ci-contre) et de son passé toxicomane suite à une expérience professionnelle malheureuse en Russie. Mais on apprend aussi qu’il est à présent rentré auprès de sa famille et qu’il a retrouvé du travail dans une administration locale, passant le plus clair de ses loisirs à pêcher dans la Dniestr. De ce portrait, comme des autres portraits tirés par le photographe se dégage une impression de normalité voire de quiétude.

C’est en ce sens qu’on peut estimer que le fait accompli se trouve dans une certaine mesure entériné par ces photographies en ce qu’il y est présenté comme un fait normal, un fait accepté et intégré par la population. L’esthétique du projet d’Alvaro Deprit au sujet du Haut-Karabakh est tout autre. Les photographies sont sombres, le ciel menaçant, la nature inquiétante, renvoyant à l’image d’un « jardin noir » qui constitue la signification du mot « Nagorno-Karabakh » et le titre du projet en question.

Les images sont souvent nébuleuses, désertées et tristes, comme pour signaler les incertitudes liées au destin de cette région. Des routes évoquent des chemins qu’il reste à parcourir, des fenêtres proposent des ouvertures. On est invité à rêver d’une situation meilleure pour les habitants, à espérer une solution pour eux, à se ranger du côté du photographe ainsi que de ceux et celles qui décrivent son travail pour souhaiter, avec les « les gens du Karabakh », qu’ils puissent un jour avoir un « vrai pays » (http://www.alvarodeprit.com/unnamed-3, notre traduction).

En choisissant de montrer des hommes et des femmes dans leurs activités quotidiennes, au cœur de leurs habitations, ces photographies rappellent aux juristes la réalité sur laquelle sont apposées les qualifications du droit international et soulignent, en creux, le fossé qui sépare le droit de la réalité qu’il est censé régir. Elles sont quelque peu troublantes pour les internationalistes car elles montrent qu’il y a, dans ce lieu juridiquement inexistant, des gens qui existent bel et bien quant à eux.

Au fond, si la photographie n’exerce peut-être pas d’influence sur nos représentations du droit international dès lors qu’elle fait rarement de ce dernier un objet ou un sujet qu’elle raconte explicitement, elle produit des images à propos de situations auxquelles le droit international trouve à s’appliquer qui sont autant d’invitations à réfléchir cette discipline juridique et son rapport à la réalité. La photographie peut rappeler aux juristes combien leur examen de la réalité est relatif et conditionné par leur volonté d’y trouver les éléments pertinents pour l’application d’une règle juridique. Jean Salmon comme d’autres juristes ont déjà attiré l’attention sur ce point (Jean Salmon, « Le fait dans l’application du droit international », R.C.A.D.I., 1982-II, tome 175, pp. 261-414). Mais il est dans l’expérience artistique une émotion qui peut donner un corps renouvelé à cette analyse. La photographie amène aussi à prendre conscience de ce que le juriste appréhende généralement des faits à partir de leurs caractéristiques exceptionnelles. Il tient peu compte du cours tranquille et ordinaire des choses. Cela s’explique aisément du reste dès lors que sa dénonciation constante du fait accompli lorsqu’il est illégal se trouve au cœur même de sa discipline juridique qui serait en quelque sorte vouée à sa perte en admettant que « la raison du plus fort est toujours la meilleure » comme l’affirme Jean de la Fontaine dans sa fable « Le loup et l’agneau ».

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